Un homme était assis derrière une vieille table de bois. Sa chaise était bien trop rapprochée de la dite table pour que cela paraisse naturel. Et, en effet, à y regarder de plus près, l’homme avait l’air terrifié. Son visage était décomposé par la peur, pourtant il n’essayait même pas de se débattre.
_ Je ne sais rien… rien !
Un visage s’extirpa de l’obscurité. La lumière chaude de la lampe glissa sur la peau de velours, dessina l’ombre d’un nez, allongea les cils d’un regard encore caché. Le visage s’approcha de l’homme, par le côté, s’arrêta à quelques centimètres, silencieux. Dans la pièce plongée dans une angoissante semi-obscurité, seul s’entendait la respiration saccadée de l’homme. Les lèvres du visage de porcelaine s’entrouvrirent, un souffle léger s’en échappa.
_ Je n’aime ni les menteurs… ni les pleutres, murmura la voix, sur un ton si léger pourtant.
L’homme poussa un cri de douleur mêlée à la surprise. Un couteau venait de se planter dans sa main qui se mit à trembler convulsivement, répandant plus de sang encore sur la table. Il ne fit pas un geste pour retirer la lame de sa chair, trop accaparé par les déchirants sanglots qui secouèrent ses épaules et rendirent son visage méconnaissable. Le visage disparut de nouveau dans l’obscurité, tandis que les sanglots se calmaient peu à peu, et qu’ils étaient remplacés par de plaintifs gémissements de douleur. Des pas calmes, pesés, s’élevèrent dans la pièce, au nombre de trois.
_ Répéter la question me semble inutile.
Cette fois, au ton brusquement cassant, l’homme sut que c’était sa dernière chance. Il détourna les yeux de sa main tremblante, avala sa salive et parla, enfin.
_ Je sais que… les chevaliers du Roi… s’occupent des affaires peu ordinaires du royaume. Ils pourraient avoir obtenu des informations sur… ce que vous cherchez… par hasard.
_ Continue, lui intima la voix, redevenue doucereuse.
_ Il y a une famille, quelque part à Camelot… elle possèderait une relique depuis des générations qui… qui leur apporterait fortune et chance. Ils ont eut des problèmes… un incendie, il y a peu. Un des chevaliers du Roi a été chargé d’aller trouver la famille… la source du feu était magique… ils… je… j’ai trop mal…
_ Le nom de la famille.
_ Je ne le connais pas.
Il trembla, tandis qu’un sifflement agacé lui parvenait.
_ Je vous le jure ! Mais le chevalier qui les a aidés… il le connaîtra.
_ Que je me rende au château, pendant l’une de leurs réunions sous la protection des dieux, pour leur demander calmement ce nom ? Veux-tu que je me fasse tuer ?
_ Non… non… non… je…
_ Oui, c’est une évidence. Bien. Cet entretien est terminé, tu as toute ma gratitude.
Alors, sans un bruit de plus, l’ombre revint en arrière, se plaça derrière l’homme, retira le couteau de la main ensanglanté et le planta proprement dans la nuque. Avant d’avoir compris son erreur, l’homme était mort. Il s’affaissa sur la table, et l’ombre s’éloigna.


La porte d’une chambre s’ouvrit, et une femme en sortit. Elle portait une robe simple, discrète, seyant tout à fait à une villageoise de Camelot. Elle croisa un couple dans le couloir, et s’inclina aimablement devant eux. Ils lui trouvèrent un visage gracieux et des manières agréables, et ne manquèrent pas de lui rendre son sourire. Là-dessus, la créature s’éloigna et descendit les escaliers. Arrivée en bas, elle remarqua une fâcheuse éclaboussure de sang sur le haut de sa robe, et la dissimula avec le plat de sa main, de la manière la plus naturelle qui soit. La Galante était plutôt animée ce soir, les clients parlaient avec entrain et commandaient à tour de rôle. Ses yeux verts et perçants balayèrent la pièce, et c’est là qu’elle le vit. Un chevalier. De la Table Ronde. Et pas n’importe lequel. La chance lui souriait, et cet heureux hasard qui suivait ses pas ce soir la poussait à gagner en assurance. Oui, elle approchait du but. Morgane voulait les morceaux de la massue de Dagda, et Mélusine lui en apporterait un très bientôt. La famille qui avait eut à subir un incendie magique possédait l’un des fragments, elle en était convaincue. Restait à obtenir le nom. Elle pourrait poser des questions à droite à gauche, mais un mort suffisait. Le plus rapide moyen était de s’entretenir directement avec un chevalier.
Elle traversa la pièce jusqu’à la table de Perceval. Arrivée à sa destination, elle s’inclina sans un mot devant le chevalier, avant de s’asseoir. A dire vrai, elle espérait qu’il ne connaisse pas son visage ; la discussion serait plus rapide si elle se faisait passer avec succès pour une villageoise venir quérir de l’aide.

_ Monseigneur, aideriez-vous une dame qui a bien des ennuis ?, demanda-t-elle d’une voix un peu timide, claire et douce.

Rien dans son attitude ne laissait entrevoir que, un étage au dessus, se trouvait le corps d’un homme qu’elle venait d’assassiner misérablement. Son visage était détendu, un sourire calme étendait ses lèvres, ses yeux enfin n’étaient ni trop insistants, ni fuyants. Bonne actrice dans ce genre de situation, elle ne parvenait cependant pas à masquer une certaine nervosité, compte tenus des enjeux. Elle commanda un verre d’eau lorsqu’on vint la voir, et attendit qu’on le lui serve avant de continuer.

_ Pardonnez ma présence… si l’affaire n’était pas des plus graves, je n’oserais troubler votre tranquilité.

Il s’était approché, triste erreur. Un pas de plus, et elle l’aurait probablement attaqué. Mais il s’était instinctivement arrêté à une distance qui le protégeait de la lame de l’enchanteresse. Celle-ci, toujours prête au combat mais perdant de son agressivité après la question du chevalier, n’en resta pas moins d’une froideur menaçante.

_ Vous connaissez mon visage, n’est-ce pas déjà beaucoup ? Et vous savez… que j’ai besoin d’aide.

Ses yeux se plissèrent, son regard glissa vers le sol puis revint se fixer durement sur le chevalier, au niveau de son cou plus précisément. Elle semblait toujours évaluer ses chances dans un combat. Son avantage résidait dans le fait qu’il ne semblait pas décidé à l’attaquer, pas même dans ses paroles, et hésitait bien trop. Parce qu’elle était une femme ? Sans aucun doute.

_ Retournez à l’intérieur… chevalier.

Sa voix n’était plus douce. Elle n’était plus suave si suppliante, elle n’avait plus rien de délicat ou de fébrile. C’était à nouveau la voix d’un tueur, d’un exceptionnel tortionnaire, d’un sadique. La menace s’était alourdie par ces simples mots, prononcés avec une lenteur et une assurance à vous glacer le sang. Le dernier mot avait été soufflé avec un tel mépris, une telle suffisance amusée, que plus aucun doute quand à l’innocence de la jeune femme n’était permis. Comme si ce n’était pas assez, un sourire terrible étira ses lèvres minces, découvrant une canine. Son menton s’abaissa légèrement, son buste prit en assurance, et c’est ainsi que son personnage fut abandonné pour que la véritable Mélusine prenne sa place.
C’est à ce moment que tavernier sortit, laissant la porte claquer violemment derrière lui, pour avertir Perceval semblait-il. Et cela semblait urgent. Mais il s’arrêta en apercevant Mélusine, et aussitôt une expression de colère passa sur ses traits.

_ Vous… un couple vous a croisé dans le couloir tout à l’heure. Ils disent… ils disent que vous… c’est vous… c’est vous.

Les explications n’étaient pas nécessaires, puisque l’enchanteresse se chargea des derniers détails. Elle haussa les épaules d’une façon si explicite, avec une telle ironie insultante, que cette fois son mensonge était irrécupérable. Le pire là-dedans, c’est qu’elle s’amusait follement. Rien que pour cela, la scène valait la peine d’être perpétuée. Sa seule défense pour ce crime atroce, pour le moment, était un sourire des plus charmants accroché au visage rayonnant de la plus pure ironie. Et l’expression de ce chevalier… il était si drôle, ce bon soldat du roi, ce loyal guerrier. « Retenez-la ! » s’était écrié le tavernier avant de filer à nouveau à l’intérieur (probablement pour chercher du renfort). Qu’importe. Dans quelques secondes, elle aurait filée, dans l’ombre qu’utilisent les traîtres et les assassins. Ça tombait bien, elle était les deux.