La voix qui lui répondit était celle d’une jeune femme ; mal assurée, mais compte des circonstances, c’était compréhensible. Elle ne discernait toujours pas le visage de l’inconnue, mais son instinct lui murmurait de ne pas s’en méfier. Ysatis jeta un rapide regard vers l’un des hommes qui avaient vaguement pris en chasse Guenièvre. L’autorité de son expression n’aurait pas suffit à dissuader les voleurs de mettre leur plan en œuvre, mais sa réputation de voyante était amplement dissuasive. On n’aimait guère se mettre à dos les gens de magie par ici, et bien que ses pouvoirs soient limités, elle représentait tout de même un potentiel danger à leurs yeux. Il eut des mouvements, d’endroits différents, et les hommes reprirent leur cheminement dans la foule, anonymes, oubliant déjà l’incident.

Mais il ne fallait pas traîner. Guenièvre attirait l’attention, bien plus qu’elle ne semblait s’en rendre compte. Ysatis la prit par les épaules, en profitant pour ramener correctement un pan de la cape qui aurait pu dévoiler, au moindre mouvement, les riches habits de la dame. Les deux femmes quittèrent rapidement l’endroit, s’éloignant de la foule par moment, pour finalement arriver à la roulotte de la voyante. Celle-ci ouvrit la porte, invitant Guenièvre à entrer, refermant derrière elle.

_ Puis-je vous offrir quelque chose ? Installez-vous… vous ne craignez plus rien ici.

Le « ici » n’était peut-être qu’une vieille roulotte sentant le renfermé et les longs voyages poussiéreux, mais personne ne viendrait les y déranger. Par mesure de sécurité, Ysatis enleva le bout de bois qui retenait le volet, refermant celui-ci pour les abriter de regards indiscrets. C’était peut-être trop de précautions pour rien, mais elle se fiait à son instinct. Qui que soit la jeune femme, fut-elle en fuite ou poursuivie par un mari jaloux, elle ne voulait pas être vue, et c'était un souhait qu'il fallait respecter.

_ Il est bien imprudent de se promener ainsi sans gardes, ma dame. Les femmes du peuple le peuvent, elles ne craignent en rien qu’on leur vole un objet d’une quelconque valeur… mais nos contrées recèlent de bien pauvres personnes, qui seraient attirées au moindre scintillement d’or. (Elle s’approcha d’un interstice laissé par le volet, observant la vie qui continuait de grouiller au dehors) Il ne faut pas leur en vouloir. (Son regard perçant, sage, glissa de nouveau vers Guenièvre) Mais vous devez avoir des raisons certaines justifiant une telle imprudence.

Elle écoutait avec attention les bruits de l’extérieur, au cas où quelque chose d’étrange serait arrivé. C’était là pure prudence. En regardant de nouveau l’inconnue, elle pu enfin apercevoir son visage. Sans doute le plus doux qu’il lui ait été donné de voir. Une telle beauté, un rayonnement quasi-surnaturelle, ne pouvaient appartenir qu’à une dame de haut lignage, protégée et choyée de sa naissance à ce jour. Le haut de la robe à présent dévoilée par la cape la conforta dans son pressentiment. Les fines coutures dorées ne trompaient pas, pas plus que la richesse du tissu. Ajoutant à cela des manières d’une rare élégance et les expressions mesurées d’une dame de la cour… ce n’était pas là une quelconque noble venue chercher refuge d’un mari jaloux, elle en était certaine. Elle resta silencieuse, lorsque Guenièvre la remercia, expliqua les raisons de sa venue, voulut partir enfin.
C’est un grincement singulier qui la fit réagit. Celui d’un poids important sur le marchepied de sa roulotte. En deux pas, elle dépassa Guenièvre, la repoussant en arrière (peut-être un peu rudement), posant une main sur la poignée de la petite porte au moment où celle-ci vibrait de deux coups lourds et puissants. Elle se tourna vers Guenièvre, lui intimant d’un regard de se cacher dans l’ombre, au fond de la roulotte. Puis, reprenant un visage calme, elle ouvrit la porte. Apparut le visage marqué par l’âge d’un des marchands qu’elle côtoyait depuis plusieurs jours.

_ Je suis venu te prévenir. Des gardes de Camelot fouinent un peu partout. Ils ont fait un long chemin jusque ici, ce n’est sûrement pas pour mettre à mal nos trafics illégaux, mais on ne sait jamais. S’il y a des choses que tu veux cacher… enfin, ça peut paraître idiot de vouloir prévenir une voyante, n’est-ce pas ?

Elle sourit, sincèrement, le remercia de sa prévenance et lui conseilla de retourner à ses affaires afin de les protéger plus efficacement. Au moment où il faisait demi-tour, il entrevit un mouvement à l’intérieur de la roulotte. Un regard de connivence passa entre lui et Ysatis, avant qu’il ne parte définitivement. La diseuse de bonne aventure referma soigneusement la porte, avant de reporter son attention sur la gracile silhouette de Guenièvre. Les éléments s’emboitaient parfaitement. Il lui apparaissait clairement maintenant que le fait de protéger Guenièvre, en la gardant ici, lui apporterait des ennuis.

_ Je serais bien plus ennuyée si vous partiez sans protection. Des gardes de Camelot cherchent quelque chose, par ici. Si c’est vous, alors je ne peux que vous conseiller de ne pas partir avant eux, car ils vous attraperont, cela je puis vous l’assurer. Si c’est vous qu’ils cherchent, Milady, alors je vous offre mon aide… mais à condition d’obtenir la vérité.
Elle s’installa de nouveau à la petite table, puis tendit une main vers Guenièvre.
_ Nul besoin de me parler… confiez-moi simplement votre main. Mais vous êtes également libre de partir.

Des bruits de pas et de métaux s’entrechoquant leur parvinrent de l’extérieur. Imperturbable, Ysatis continuait de fixer Guenièvre. Sa main restait tendue, invitation muette.

Elle connaissait les vertus apaisantes de sa voix, de son attitude, et en abusait. C’est vrai, elle était loin d’avoir une beauté qui attire n’importe quel regard, mais avait toujours su s’imposer d’une manière différente. Peut-être alors était-ce l’assurance de son ton qui décida l’inconnue à lui confier sa main, s’installant face à elle. L’atmosphère n’avait rien de lourd ou d’oppressant, mais le silence qui s’imposait lentement aurait eut de quoi mettre mal à l’aise la plupart des gens. D’autant que la voyante ne faisait rien pour briser ce silence. Mise à part les grincements réguliers de la roulotte et les souffles mesurés des deux femmes, il n’y avait rien. La rumeur, à l’extérieur, avait presque disparut. Etaient-ce ces fameux gardes dont avait parlé le marchand, qui avait fait se disperser la petite foule ? Si c’était le cas, une telle action ne tarderait pas à rendre les marchands furieux. Même des gardes solidement armés auraient à faire face à des prospecteurs à qui l’on a fait perdre de l’argent.

Dans la roulotte cependant, la possible agitation du dehors n’entrait pas. Ysatis conservait la main de la reine dans les siennes, la serrant à peine, comme par peur de la briser. Elle percevait quelques émotions confuses, des images fébriles qui disparaissaient aussitôt. Il lui fallut un long moment, peut-être plusieurs minutes, pour que sa concentration porte ses fruits et qu’enfin, la vérité se fasse jour. Son étreinte autour de la main de la reine cessa d’être purement professionnelle pour se faire rassurante. Elle lui adressa un sourire, celui d’une mère ou d’une amie.

_ Votre secret est en sécurité, ma Reine.

Ses pouvoirs ne lui auraient jamais permis de découvrir une telle information si Guenièvre ne s’était pas laissé faire. Mais elle lui avait accordé un peu de sa confiance et, avec patience, Ysatis avait finit par découvrir la vérité.

_ Les gardes partiront bien avant le lever du jour… mais je crains que vous n’ayez à répondre de vos actes très prochainement.
Elle prit un sac en toile et en retira une liasse de cartes, serrées entre elles par un simple bout d’étoffe.
_ Me permettrez-vous de prédire l’un de vos destins, ma Dame ?, demanda-t-elle en désignant les cartes, à présent posées sur la table.
Elle les mélangea d’une main sûre, insensible aux coins abîmés et aux vieilles pliures, puis d’un mouvement les étala toutes sur la table, demandant alors à Guenièvre d’en choisir trois.
_ Plus tard, je pourrai vous conduire à l’extérieur… vous êtes venus pour vous mêler au peuple, n’est-ce pas ? Mais il nous faudra attendre que les choses se calment.

Elle avait fait ça des dizaines, des centaines de fois, à des personnages de toutes sortes. Ses gestes étaient sûrs, rituels. Inutile même de réfléchir. Elle demanda à Guenièvre de choisir trois cartes, qu’elle prenait pour ensuite les placer, alignées sur la table. Ramassant ensuite le reste des cartes, Ysatis adressa de nouveau un sourire encourageant à la reine. Elle ne voulait en rien l’effrayer ni la mettre mal à l’aise, ne serait-ce que pour les cartes qui pouvaient se montrer bien imprévisibles.
_ Ses trois cartes sont la ligne directive d’un problème majeur dans votre vie, auquel vous pensiez peut-être. Celle-ci montrera où le problème a pris sa source, celle-ci fera face au présent ou à un futur proche. Une situation palpable, dans tous les cas. Cette dernière enfin, la plus à droite, dévoilera de quelle manière le problème se résoudra.
Elle espérait que ces maigres explications ne mettraient pas plus la jeune femme mal à l’aise. Il ne fallait pas non plus donner trop d’importance à ses cartes, ni que ses prédictions deviennent un embarras supplémentaire. Tout cela ne devait être considéré que comme une aide ponctuelle, gratuite et désintéressée. Ysatis retourna la première carte. Celle-ci frotta contre le bois de la table, pour finalement dévoiler les traits simples d’une femme en robe bleue tenant un sceptre, assise sur un trône. La voyante eut un soupir, réfléchit une seconde.
_ L’impératrice. Habituellement, elle n’occupe pas cette place… c’est un symbole d’équilibre et s’assurance de soi. Elle est le résultat d’actions justes qui ont offert certitudes et sagesse. Elle représente une situation stable, une position de pouvoir.
La seconde carte fut retournée avec les mêmes gestes rituels. Plus abîmée que la première, elle sembla pourtant être peinte de couleurs plus vives, tandis qu’elle dévoilait un homme en habit éclatant, au milieu de deux femmes, l’une jeune l’autre vieille, le tout devant un soleil. Cette fois, la diseuse de bonne aventure eut un sourire, peut-être amusé, mais guère surpris en réalité.

_ L’amoureux. Le choix caché derrière l’épreuve subite. L’épreuve en question détruit la stabilité, sans doute celle de l’Impératrice… et met face au choix imposé par sa propre conscience. (Elle désigna la vieille femme, sur la droite, faisant glisser la carte vers Guenièvre) Ce qui est déjà acquit, l’ennui, le quotidien, la sagesse forcée, la tempérance. (Son doigt glissa sur la femme jeune, belle, qui s’accrochait à l’homme au milieu) De ce côté… elle représente les plaisir sans lendemain, la passion, la témérité, le manque de mesure. …C’est une carte qui invite à la prudence, Milady. A la prudence et la tempérance.

Mais elle s’attaquait déjà à la troisième carte. Au moment de la retourner pourtant, on frappa à la porte. Elle adressa une excuse silencieuse à Guenièvre avant de se lever. C’était l’homme de tout à l’heure. Il venait les prévenir que les gardes semblaient avoir passé leur chemin, et étaient en train d’évacuer peu à peu le camp. Même si les activités étaient finies pour ce soir, ils se réunissaient aux abords de la forêt. L’homme l’invita à venir, précisant que presque tout le monde y serait et que certains avaient prévu d’utiliser leurs talents pour divertir les autres. Si Edwin avait été là, pensa-t-elle une seconde, il aurait sans doute adoré raconter aux marchands l’une de ces histoires de grottes et de dragon gardant un trésor. Enfants ou adultes, peu importe, il savait émouvoir n’importe qui. Ysatis remercia le marchand, lui assurant qu’elle les rejoindrait vite, et amènerait peut-être une invitée agréable. Il s’éclipsa quelques secondes plus tard ; Ysatis revint s’asseoir face à Guenièvre. Inutile de donner un compte rendu de l’entretien, elle avait forcément tout entendu. La dernière carte, celle de l’avenir, fut enfin retournée. Ysatis la regarda un moment, avant de la poser devant Guenièvre.

_ Le pendu. Il est… le résultat d’un choix. L’abandon, le malheur, la trahison… il représente beaucoup de choses. Généralement, il est le sacrifice inhérent au choix apporté par l’Amoureux. Quant au malheur… je ne saurais dire s’il concerne votre personne, ou quelqu'un d'autre. Les cartes ont beaucoup de facettes… elles sont capricieuses, aiment à troubler les cœurs... Et il est tard.
Elle se leva, reprit son châle et le passa d’un geste autour de ses épaules. Puis, tendant la main vers Guenièvre :
_ Venez, allons écouter les histoires des voyageurs… Ils ne vous feront aucun mal, et sauront vous divertir de la plus chaleureuse des manières.